La France des territoires semble balancer entre aboutissement ou rejet du modèle métropolitain. Pour Nicolas Bouillant, directeur de l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation, et Thierry Germain, expert associé, ce nouveau modèle territorial pourrait s’appuyer sur une pratique porteuse de beaucoup d’innovation et de démocratie, l’expérimentation locale.

I – La crise de la Covid-19 accentue le tournant local déjà engagé

Le développement territorial passerait donc par la croissance des métropoles, elle-même tirant les autres territoires par effet de ruissellement, et par une généralisation de la culture et des modes de vie urbains. Comme l’indique Benoît Bréville , nous assisterions à une sécession des métropoles, développant entre elles un mode de vie dynamique ouvert au monde contrastant avec les autres territoires, refermés et déclinants. Face à une accélération des temps et une réduction de l’espace montent des besoins de proximité, de solidarités proches, de permanence des paysages et des modes de vie. Pierre Veltz appelle cela « le tournant local ».

Jean-Laurent Cassely dans son livre No fake illustre par de multiples exemples ce besoin de retour vers l’authenticité des habitants des métropoles. La crise de la Covid-19 a incontestablement accéléré le mouvement. La crise a aussi remis sur le devant de la scène les relocalisations. L’intérêt envers les circuits courts, les produits et services locaux s’est fortement développé.

La crise a également montré les bienfaits des solidarités « chaudes », humaines et de proximité. Un vaste mouvement d’entraide fait de micro-solidarités s’est mis en place, remettant au centre du jeu la question de l’attention aux autres et du « prendre soin », avec l’objectif de promouvoir à la fois la santé, les solidarités de proximité, les actions de prévention environnementale et d’inventer les protections nouvelles que ce monde neuf requiert. Enfin, la crise a révélé et déclenché une aspiration à l’exode urbain, dont il faudra mesurer les impacts réels dans la durée. Nombre de citadins métropolitains aspireraient à quitter leur espace urbain pour retrouver la campagne ou, a minima, des villes de plus petite taille.

Ainsi, les villes moyennes, hier en déclin rapide, deviennent le lieu d’une nouvelle urbanité à taille humaine, avec en filigrane la perspective d’une possible renaissance.

II – Les élections municipales marquent une nouvelle hybridation entre le global et le local

Au-delà des spécificités locales, les résultats des élections municipales de 2020 illustrent une adhésion majoritaire dans les grandes villes à des programmes articulés autour des questions liées à l’écologie, à la proximité et à l’innovation, que ce soient les transports , l’alimentation , l’environnement , la transition énergétique ou la démocratie participative. En fait, la volonté des votants semble être de vouloir concilier un mode de vie urbain et ouvert au monde avec une attention au bien-être, à la proximité et à l’environnement, de compléter les avancées de la smart city par la participation citoyenne, l’engagement écologique, les solutions solidaires, pas de se réfugier dans des villages survivalistes. C’est aussi dans ces zones non métropolitaines que les innovations locales se multiplient. Ces évolutions dessinent un nouveau modèle mixte local/global.

C’est l’émergence d’un nouveau couplage, institutionnel, économique, démocratique, social, écologique, entre des territoires acteurs de solutions et un pays engagé dans des transformations majeures. C’est dans cette intersection féconde entre local et global, dans leur hybridation nourrie de l’implication des citoyens, que va pouvoir se développer l’intelligence territoriale.

III – Avec l’intelligence territoriale, les territoires sont au cœur de « l’après »

En organisant cette République de l’intelligence territoriale, l’invention locale sera au cœur du « monde d’après », et les territoires les acteurs majeurs des nouvelles actions publiques et des nouvelles régulations. Dans le même temps, les collectivités locales ont su se renforcer. Surtout, elles ont multiplié les innovations locales et mis en place une nouvelle action publique, plus en proximité, au service du citoyen. En jouant pleinement d’une proximité qui est leur meilleur atout, en développant leurs potentiels d’innovation, en projetant leurs réussites dans les écosystèmes globaux, en mobilisant dans un jeu d’acteurs repensé toutes leurs parties prenantes, les collectivités locales peuvent écrire un récit nouveau.

En prenant en compte les nouveaux modèles de production et de consommation, plus individualisés et territorialisés, en intégrant les mutations démocratiques et les demandes de proximité, en organisant différemment le lien entre les différents acteurs privés ou publics et les potentiels des territoires, elles créent une alliance nouvelle entre le global et le local. Lorsque les territoires innovent et inventent, ils ont la possibilité de faire de leurs apprentissages locaux des apprentissages collectifs. Une telle approche permet de dépasser les clivages stériles entre ouverture et fermeture, entre territoires dynamiques et déclinants. En s’appuyant sur l’intelligence territoriale, tous les territoires sont des acteurs à part entière des transformations, et tous ont leur chance.

En s’appuyant sur l’intelligence territoriale, les transitions deviennent des potentiels à partager, les transformations des aventures collectives, les territoires des creusets où inventer le monde qui vient. À partir de la diversité des situations, des territoires, des besoins, il apparaît nécessaire, et même crucial aujourd’hui, de construire des réponses et des politiques différenciées, permettant d’allier efficacité territoriale et égalité réelle. Pour cela, le législateur doit laisser des capacités d’auto-organisation locale pour adapter les politiques à la diversité du terrain mais aussi aux priorités démocratiques de collectivités décentralisées légitimées par le suffrage universel.

IV – L’expérimentation locale, outil neuf de la République

C’est dans la réconciliation du proche et du lointain dans les mêmes défis, dans un nouvel équilibre entre ancrages et visions, que s’inscrit l’expérimentation locale. L’expérimentation locale est l’outil d’une République résiliente. Avec ce processus vertueux, l’expérimentation locale permet de gagner du temps sur les transitions et peut faire de notre pays, dans tous ses recoins, un véritable laboratoire citoyen à ciel ouvert. L’expérimentation locale est l’outil d’une République citoyenne.

L’expérimentation locale est l’outil d’une République efficace. Un droit à l’expérimentation facilité permettra une meilleure articulation des compétences, par des modalités d’organisation négociées entre les collectivités et davantage adaptées à la diversité des territoires. Mais, pour ne pas conduire à une compétition à outrance dans le champ local, cette différenciation passe obligatoirement par l’expérimentation. Ce qui doit être favorisé, ce sont les coopérations nouvelles et les inventions utiles, pas les batailles de chiffonnier entre collectivités ou le creusement des inégalités selon que l’on vit à tel ou tel endroit.

Généralisée, encadrée et couplée à la différenciation, l’expérimentation locale peut permettre le large essaimage de solutions nouvelles en même temps que leur fine adaptation aux réalités locales. À titre d’exemple, il est résilient d’expérimenter le chauffage d’immeubles sociaux par l’énergie de la chaleur informatique comme cela est réalisé sur les territoires parisiens et bordelais, ou de réinventer le service public de l’intérieur par la « ville intelligente » comme cela est expérimenté à Dijon. Il est efficace d’expérimenter une action « cœur de ville innovante » comme à Douai ou de créer plus d’une dizaine d’entreprises dans dix territoires expérimentaux, avec l’embauche de plus de 800 personnes en CDI en moins de deux ans, comme cela a été réalisé dans le cadre de l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » . L’expérimentation est donc bien l’outil majeur de la République de l’intelligence territoriale, nouvelle étape de la décentralisation.

V – Pour cela, il faut mettre en place un véritable droit à l’expérimentation territoriale

Il est important de permettre à l’expérimentation locale, constitutionnellement reconnue depuis 2003, de se libérer du carcan qui a entraîné sa non-application à de rares exceptions près, comme la loi « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Le bon chemin pour la différenciation, c’est donc bien, en plus de l’adaptation des normes aux spécificités des territoires, l’expérimentation locale. Si la révision constitutionnelle revient sur la table, elle doit d’abord supprimer les contraintes mises à son application et lier clairement expérimentation et différenciation afin que ces dernières soient menées sur des situations objectives et évaluées. Il conviendrait également d’alléger la procédure de déclenchement de l’expérimentation afin de permettre une mise en œuvre immédiate, un simple contrôle de légalité, et une initiative portée directement par les collectivités locales.

En deuxième lieu, il est nécessaire de mettre en place un encadrement juridique ouvert de l’innovation et de l’expérimentation territoriales. Le dispositif « France expérimentation » mis en place en 2016 a ouvert un champ nouveau aux possibilités d’innovations des entreprises dans un cadre juridique acceptant la dérogation. En troisième lieu, il convient de prévoir une « tête de réseau » des expérimentations territoriales, à la fois lieu de connaissances, d’échanges et de partage sur les expérimentations réussies et en cours, lieu de débat avec la société civile et les citoyens, lieu d’initiatives des propositions de modification/dérogation nécessaires et, enfin, centre de ressources pour l’accompagnement et l’évaluation, avec notamment l’élaboration d’un référentiel de l’expérimentation territoriale. La réforme du Conseil économique, social et environnemental pourrait intégrer cela en faisant de celui-ci le lieu de référence du droit à l’expérimentation.

Enfin, il est indispensable que soient mis en place les soutiens aux expérimentations, soutien financier par la mise en place d’un fonds de soutien aux expérimentations locales, soutien en compétence par le recours à un dispositif « d’intrapreneurs », soutien en ingénierie par un accompagnement des services de l’État, notamment l’Agence nationale de cohésion des territoires et la création de sous-préfets dédiés. Intelligemment couplée à la différenciation, donc aux potentiels de tous nos territoires, l’expérimentation locale peut être demain l’outil d’une République plus proche, plus citoyenne et plus résiliente.

Retrouvez l’article de Nicolas Bouillant et Thierry Germain dans son intégrité : https://jean-jaures.org/nos-productions/une-republique-de-l-intelligence-territoriale-grace-a-l-experimentation-locale

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